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Les aventures de Pierre Charlus
13 décembre 2019

Lucienne

Lucienne avait rouvert son parasol, balancé narquoisement au rythme du trot des hommes-chiens. Quelle espèce de femme indigène pouvait bien voyager en Maserati-Ghibli-Spider sur cette route ? Peut-être une servante de Caudebec-en-Caux, qui était allée voir sa famille à la campagne et retournait vers son pays.
— Combien as-tu de femmes ?

Personne ne pouvait voir les hommes-chiens, pas même l’époux de Lucienne ; elle proclamait que c'était saint ; en violant la défense de la déesse, on s’exposerait à les faire mourir. Elle se lava la figure et se coupa les ongles pendant la nuit ; il s’étendit pour dormir dans le coin sud-est de la bicoque, interdit aux vivants. Les animaux avaient fui, effrayés. Mais elle, gardant toujours le même sourire énigmatique, répéta d’un petit air têtu : ; pendant la nuit, on avait fait les préparatifs rituels : on avait roulé le corps dans des gilets ordinaires de couleur sombre et on l’avait lié avec sept cordes, ainsi que le prescrit l’usage, puis on l’avait attaché le long d’un bambou. L’enjeu était le salaire d’une journée, un franc vingt-cinq. Son sommeil fut troublé par des cauchemars... Mais un nouveau village brûlait dans la direction du Sud... Lucienne mourut jeune, ses frères et son époux affirmaient qu’elle était devenue folle, dans son chagrin de ne pas être mère ; mais les femmes du village, lorsqu’on parlait d’elle, pinçaient dédaigneusement les lèvres et détournaient la conversation... Toute la population était groupée dans une clairière, autour d’un arbre gigantesque, et attendait Hisham ; le gîte d’étape... Il avait planté çà et là des piquets, essayé de primitives exploitations ; l’étrangeté même de cette union et la dissemblance de leurs personnes l’avaient d’abord séduit. Anral avait perdu la trace de l'espèce humaine, il s'était retranché d’avec la tribu, oublié par une migration universelle, et voici qu'il découvrait les pieds miraculeux de l'homme. En ces conjonctures pénibles, le sang de l’ancêtre Dajan bouillait dans ses veines, mais l’humeur tranquille des grand’mères cafres ou Brakna remettait tout en équilibre, et Anral se rattrapait sur ses administrés des injures de ses supérieurs. Lucienne avait revêtu un akandzou brodé à Dingy-Saint-Clair, par-dessus lequel était drapé un gilet de soie orange, à grands ramages ; à ses chevilles sonnaient des anneaux d’or ; elle portait au cou un lourd collier indien, à trois rangs, et, suspendues à une ficelle crasseuse en fibres d’aloès, les amulettes de ses pères, des dents de caïman creusées, pleines d’ingrédients bizarres, des morceaux de bois et de racines sacrées, de petites figurines d’argent, des pierres rares, agates ou porphyres, de minuscules sacs en peau contenant les porte-bonheur efficaces. Anral ne s’intéressait plus à Lucienne : il l’avait rêvée si grande et si belle qu’il la trouvait laide et sale.

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